CHAPITRE III
Un craquement fit tressaillir Ysanne, qui faillit lâcher son panier. Elle n’était pas très rassurée : c’était la deuxième fois de sa jeune vie qu’elle s’aventurait seule dans la vaste forêt jouxtant Zinël, qu’elle s’enfonçait aussi loin dans cette sombre muraille de végétation.
Voilée de blanc de la tête aux pieds, ainsi que l’exigeait la tradition de la caste des Intègres, elle commençait à avoir chaud en dépit de la fraîcheur quasi hivernale régnant sur l’endroit. Dans deux jours débuterait le pèlerinage annuel à l’Arbre Sacré de Racinn, à l’issue duquel son mariage avec le grand connèble Albahir, un officier des forces de sécurité d’Elmir, serait célébré. Une union scellée contre son gré et qui, si elle réjouissait son père, la plongeait dans un abîme de désespoir. Le connèble Albahir n’était qu’une brute épaisse, un soudard rougeaud et grossier dont elle n’avait aucune envie de partager la couche.
Mais, à Zinël, la capitale d’Elmir gouvernée par le Chêne Vénérable et confite en dévotion, les hommes décidaient, les femmes obéissaient, et Ysanne avait pour seul droit de se réfugier dans la forêt où elle pouvait, loin des regards, se laisser aller à ses rêves et à ses larmes.
Elle laissa échapper un murmure :
— Le lac n’est pas loin d’ici…
Elle s’immobilisa, tous sens aux aguets. Son chuchotement craintif avait à peine troublé le silence et, pourtant, elle avait eu l’impression de réveiller en fanfare les flomes, djeenns, et autres smyrres qui hantaient les lieux. Sept siècles s’étaient écoulés depuis que les Ulmans missionnaires avaient converti, par les armes et par le feu, le satellite Elmir au culte du Chêne Vénérable. Sept siècles de fanatisme qui n’empêchaient pas les antiques légendes, pourtant considérées comme des hérésies, de rester vivaces dans l’esprit des Elmiriens.
Ysanne écarta délicatement les branches basses d’un saule rose et se fraya un passage jusqu’à la grève de sable noir du petit lac de Cristal. Son regard vogua un instant sur le fil de l’eau, lisse et scintillante. D’un regard panoramique, elle s’assura une dernière fois qu’elle était seule, posa son panier et entreprit de retirer ses vêtements, tâche relativement ardue car les drapés de ses quatre voiles successifs étaient savamment enchevêtrés les uns dans les autres.
Lorsqu’elle fût parvenue à ses fins, elle pénétra dans l’eau glaciale jusqu’à mi-cuisse. La cascade de ses cheveux noirs coulant sur ses épaules formait un étonnant contraste avec sa peau de neige. Elle se pencha et examina attentivement son corps réfléchi par le miroir irisé du lac : le front haut et les joues pleines de son visage, les petites collines orgueilleuses et gorgées de vie de sa poitrine, la plaine lisse et ferme de son ventre, ombrée en son bas d’un fin duvet noir. Elle s’admirait avec d’autant plus d’avidité que, chez les Intègres du Chêne Vénérable, il était strictement interdit aux femmes de contempler leur reflet.
Elle eut la soudaine impression d’être observée. Elle se retourna, folle d’inquiétude. Un homme entièrement nu était à genoux près de l’amas de ses voiles. En dépit de sa peau couverte de plaies purulentes, de la fatigue qui creusait ses traits, de l’éclat fiévreux de ses yeux verts, des ronces accrochées dans sa chevelure noire et bouclée, il ressemblait à un prince des légendes.
La peur déserta Ysanne, qui ne songea même pas à s’immerger dans l’eau. Une Intègre bien née se serait instantanément laissée couler pour se soustraire pudiquement à ce regard, au risque même de se noyer. Elle préféra jouir intensément du plaisir grisant d’être exhibée. Ce bel inconnu réclamait silencieusement son aide et lui offrait sa première et dernière occasion de s’évader provisoirement du sinistre cachot dans lequel sa famille cherchait à l’enfermer. Ruisselante, elle sortit de l’eau et s’avança vers Le Vioter.
Bien qu’il ne fût plus qu’une plaie vivante, il ne put s’empêcher d’admirer la beauté de la jeune femme. Elle avait paru effrayée dans un premier temps, elle lui souriait à présent. Elle évoquait les biches blanches et sauvages du monde de son enfance, une petite planète bleue et perdue du nom d’Antiter. Elle planta hardiment ses yeux noisette dans les siens et s’accroupit devant lui, une posture impudique qui le surprit. Ses vêtements indiquaient qu’elle faisait partie de la caste des Intègres, l’aile la plus conservatrice et prude du Chêne Vénérable.
— Qui es-tu ?
— Un étranger. Mon vaisseau s’est écrasé…
Le simple fait de remuer les lèvres représentait pour lui un véritable calvaire.
— Tu ne serais pas le traître que toute l’Église recherche ?
— Un traître ?
— J’ai entendu mon père dire au connèble Albahir (à l’évocation de ce nom honni, une petite moue déforma son adorable bouche) qu’un traître avait volé quelque chose de très important au Chêne Vénérable. En tout cas, si c’est toi, je ne vois pas où tu aurais pu cacher ce que tu as dérobé !
Son regard effronté erra sur le corps de Rohel. Sa perspicacité était à la hauteur de sa beauté. Exploitant la sympathie qu’il semblait lui inspirer, Le Vioter décida de pousser l’avantage en la ligotant avec les liens puissants du secret. Il prenait un risque mais, à en juger par son attitude provocante, elle saisirait probablement la première opportunité de démontrer qu’elle n’était pas à sa place chez les Intègres.
— Peux-tu m’aider ? Je dois absolument passer sur Racinn.
Elle se releva, songeuse. Une rafale de vent souleva sa chevelure noire.
— Tu es vraiment très belle, ajouta Le Vioter.
De longs frissons hérissèrent la peau immaculée de la fille.
— Je vais retourner à Zinël pour te chercher des vêtements et de la nourriture, fit-elle, les yeux brillants d’excitation. Et aussi un onguent contre le suc de l’aubépier.
— L’aubépier ?
Ses mains graciles vinrent se poser sur les épaules de Rohel et ses doigts effleurèrent délicatement les boursouflures purulentes générées par les épines toxiques.
— Seul l’aubépier provoque ce genre de plaies, murmura-t-elle d’une voix trouble. Tu as dû tomber dans un buisson tout entier ! Je me demande comment tu as pu t’en sortir, car lorsque le buisson d’aubépier tient quelqu’un, en général il ne le relâche plus. J’ai ce qu’il faut pour te soigner à la maison.
Le Vioter n’avait dû son salut qu’à la trappe qui s’était ouverte au moment où, asphyxié, complètement ficelé par les branches hérissées, il allait sombrer dans l’inconscience. Le sol s’était subitement dérobé sous lui, les épines l’avaient relâché, il était tombé en chute libre sur une hauteur de dix mètres. Un matelas de feuilles séchées avait amorti sa dégringolade. Il s’était retrouvé dans une sorte de souterrain dont la voûte, grossièrement étayée par des chevrons vermoulus, était effondrée par endroits. Probablement une ancienne mine, transformée en issue de secours par le réseau de Larhma Mâthi. Ivre de souffrance, il avait longé l’obscur boyau jusqu’à ce qu’il aperçoive, au loin, une vague lueur. Il avait fini par déboucher sur une vaste galerie de cristal inondée de lumière et située en surplomb de ce petit lac. À bout de forces, il avait regagné la grève de sable noir et s’était endormi à l’ombre d’un saule rose. Le bruit des pas de la jeune fille l’avait réveillé.
— Si je veux avoir le temps de revenir avant la nuit, il faut que je parte tout de suite, soupira Ysanne.
Elle retira ses mains des épaules de Rohel et ramassa ses voiles. Elle ajusta les trois premiers à la hâte, sans respecter les drapés habituels, et parvint à donner une touche acceptable à l’ensemble avec le quatrième, le voile extérieur appelé kalphë.
En voyant sa peau diaphane et sa chevelure de jais disparaître sous les tissus successifs, Rohel songea que, partout où elle imposait ses dogmes, l’Église du Chêne Vénérable finissait aussi par emprisonner la vie.
*
Ysanne entra dans la première cour de la maison de son père. Les nombreux serviteurs qui déambulaient sous les arches fleuries du jardin intérieur ne lui prêtèrent aucune attention. Une loge-bulle transparente, frappée du sceau holographique de l’Église du Chêne Vénérable, flottait au-dessus des toits en terrasse. Sa passerelle à suspension d’air déployée donnait directement sur le portail de l’entrée principale.
Ysanne emprunta l’allée latérale menant au gynécée. Derrière le haut mur d’enceinte isolant le bâtiment s’étendait l’univers des femmes, un monde de silence, de soupirs et de secrets. Au moment où elle poussait la petite porte enclavée dans le mur, une voix puissante et sévère retentit :
— Ysanne, venez par ici.
Elle se retourna et vit son père, Sri Phollion, penché sur le parapet de la terrasse qui surplombait le jardin. Le cœur de la jeune fille s’affola : avait-il remarqué quelque chose ? Avait-il décelé le désordre de sa tenue ? Depuis sa tendre enfance, elle redoutait le regard inquisiteur de cet homme, qui semblait transpercer ses interlocuteurs jusqu’au fond de l’âme.
Maîtrisant à peine son tremblement, elle le rejoignit par un sinueux et vieux chemin de ronde grimpant à l’assaut des terrasses.
Elle n’eut pas le temps de s’incliner devant lui, ainsi que l’exigeait la loi Intègre. Sri Phollion la prit brutalement par le bras et l’entraîna dans une petite salle de réception. Lorsqu’elle se fût accoutumée à la différence de luminosité, elle distingua le visage émacié et le crâne rasé d’un Ulman vert de l’Église, assis sur une banquette murale. L’image des fours à déchets effleura l’esprit de la jeune femme et son sang se figea.
— Vous souvenez-vous de ma fille, Su-pra Ging ? dit Sri Phollion. Eh bien, Ysanne, faites votre révérence. Su-pra Ging, un vieil ami de notre famille, vient d’être nommé Ultime du palais épiscopal d’Orginn.
— Laissez, Sri Phollion, intervint l’Ulman. Votre fille n’était pas née la dernière fois que je suis entré dans votre demeure. Le temps passe si vite. Votre père m’a appris, damoiselle, que vous alliez vous marier après le pèlerinage ?
Elle baissa silencieusement la tête. Selon les règles des Intègres, elle ne devait répondre que par gestes.
— Félicitations, approuva Su-pra Ging. Si mes activités m’en laissent le temps, je bénirai moi-même cette union.
— Quel honneur pour ma maison ! se rengorgea Sri Phollion. Mon futur gendre attendra que vous soyez disponible.
Ce patriarche respecté, qui terrorisait les siens et bon nombre de ses concitoyens, se métamorphosait en agnelet dès qu’il se trouvait en présence d’un haut dignitaire de l’Église.
— Au fait, avez-vous mis le grappin sur votre homme ?
— Les Reskwins sont rentrés bredouilles de leur chasse, reconnut à contrecœur Su-pra Ging. Nous ne savons même pas si ce démon est vivant. Nous avons perdu son empreinte mentale.
Ysanne resserra vivement le pan de son kalphë pour dissimuler le feu qui envahissait son visage et prêta une oreille attentive aux propos des deux hommes.
— Qu’a-t-il donc de si important ? demanda Sri Phollion.
Su-pra Ging observa un moment de silence avant de répondre.
Ses yeux, sombres et vifs, errèrent d’un coin à l’autre de la pièce, s’évadèrent sur la terrasse inondée de lumière, revinrent se poser sur Ysanne.
— Je puis seulement vous dire que, par la faute de cet homme, un membre du Jahad, les fruits de plus de six siècles de recherche risquent d’être égarés à jamais.
— Un agent du Jahad ? Mais ce sont les plus ardents défenseurs de l’Église…
Su-pra Ging se mordit les lèvres. Le visage incrédule de son interlocuteur montrait qu’il en avait trop dit. Lui plus que tout autre devait veiller à ne pas insinuer le doute dans les esprits dévots. La foi aveugle était la base fragile sur laquelle reposait tout l’édifice du Chêne Vénérable.
— Nombreux sont les ennemis de l’Église ! gronda-t-il. Nombreux sont ceux qui cherchent à freiner son expansion ! Maudits soient les hérétiques qui se mettent en travers de la Vérité. Leur châtiment sera terrible.
Ysanne eut l’impression que les paroles de l’Ulman la visaient directement. Elle s’imagina soudain derrière la vitre déformante d’un four à déchets : sa peau et ses organes se transformeraient lentement en une mixture rouge et purulente, comme ceux des condamnés exposés sur la place du Repentir, fous de souffrance. Cette idée la fit frémir de la tête aux pieds. L’espace d’un bref instant, elle fût tentée de tout avouer. Mais le bel inconnu rencontré sur la rive du lac de Cristal lui avait fait confiance. Elle raffermit sa détermination. Ce serait sa façon à elle de faire payer à son père, au Chêne Vénérable et à la caste des Intègres ce mariage qui lui faisait horreur.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit Su-pra Ging, notre Berger Suprême m’a personnellement désigné pour mener à bien cette mission et, tant que je n’aurai pas vu, de mes yeux vu, la dépouille de cet homme, je poursuivrai les recherches. Dans cette affaire, nous ne pouvons pas nous contenter d’approximations. N’oubliez pas que…
L’Ulman se pencha vers son interlocuteur et baissa le ton de sa voix :
— Il est bien entendu que ceci restera strictement entre nous, Sri Phollion…
— Bien entendu ! Retirez-vous, Ysanne !
Un pâle sourire affleura sur les lèvres pincées de Su-pra Ging. C’est à cet instant seulement qu’Ysanne remarqua l’énorme bague à l’index de la main droite de l’Ulman, elle-même enserrée dans un long gant vert : l’anneau épiscopal, attribut des Ultimes. La pierre ronde et laiteuse sertie en son centre brillait d’une lueur maléfique.
— Non, damoiselle, restez. Après tout, vous êtes en âge de garder un secret, n’est-ce pas ? Les Reskwins ne sont pas rentrés totalement bredouilles de leur chasse : ils ont abattu Larhma Mâthi, fondateur supposé du réseau des Magiciens, un homme que le Jahad recherchait activement depuis des lustres. Il semble bien que le fuyard, après l’écrasement de son vaisseau, ait été recueilli par ce grand hérétique. Il est également possible que Larhma Mâthi lui ait transmis une technique de sorcellerie permettant de brouiller les empreintes mentales.
Tout en parlant, Su-pra Ging fixait obstinément son anneau, comme si la gemme était en mesure de lui fournir de précieuses indications. De fait, l’œil averti de l’Ultime était le seul à pouvoir déceler le subtil changement de couleur qui s’opérait à l’intérieur de la pierre. Comme l’attitude de la fille de son hôte avait éveillé ses soupçons, il avait imperceptiblement dirigé l’invisible rayon de sincérité sur elle : la phriste blanche, matière de synthèse mise au point par une équipe de Su-pra Froll, possédait l’intéressante propriété de réagir aux ondes contradictoires diffusées par un esprit dissimulateur. Les physiciens quantiques avaient transformé ce simple accessoire ornemental en un redoutable instrument d’investigation. Les Ultimes, seuls détenteurs de l’information, s’en servaient à loisir pour sonder la loyauté de leurs vis-à-vis.
Dès qu’Ysanne était entrée dans la pièce, la teinte de la phriste s’était légèrement foncée, preuve que la jeune fille n’avait pas la conscience tranquille. Plus intéressant : lorsque Sri Phollion avait abordé le sujet de l’agent du Jahad en fuite, la pierre synthétique, constamment fixée sur elle, avait viré au gris sombre. Cette fille maladroitement camouflée dans ses voiles constituait peut-être la dernière chance de renouer avec la piste de Rohel Le Vioter. La probabilité était infime, car le changement de couleur de la pierre pouvait très bien avoir été provoqué par une de ces amourettes que les damoiselles, même élevées dans les stricts principes Intègres, aimaient soustraire à la vigilance de leurs géniteurs, mais, depuis l’échec des Reskwins, Su-pra Ging ne négligeait aucune piste. Tant qu’il n’aurait pas eu la confirmation de la mort du traître, il remuerait cieux et terres pour le retrouver. C’était sa façon à lui de rendre hommage au souvenir de Su-pra Froll. Cette mission représentait également – et surtout – une formidable opportunité de grimper rapidement dans la hiérarchie du Chêne Vénérable. En l’élevant au rang d’Ultime, Gahi Balra, le Berger Suprême, lui avait posé le pied sur les premiers barreaux de l’échelle. Une échelle par ailleurs terriblement glissante.
— À présent, vous pouvez vous retirer, damoiselle, fit Su-pra Ging.
Il maîtrisait parfaitement l’excitation qui s’était emparée de lui.
— Et je vous dispense du baiser rituel à mon anneau. Pas de cérémonies entre nous.
Soulagée, Ysanne s’inclina et sortit. Dès qu’elle fût hors de vue des deux hommes, elle se mit à courir aussi vite que le lui permettaient ses voiles.
Le premier crépuscule tombait sur la forêt : les zones d’ombre cernaient les arbres, les roches de cristal et le lac. Avec le soir se déposaient également une froidure mordante et un silence profond, troublé de temps à autre par les cris rauques des rapaces.
Réfugié dans la galerie de cristal, Rohel Le Vioter grelottait. Ses plaies, éclatées, libéraient une sorte de pus jaune qui finissait par se solidifier sur sa peau. Il avait essayé de nettoyer ses blessures, mais la température glaciale de l’eau l’en avait dissuadé. Tenaillé également par la faim, il guettait avec une impatience grandissante le retour de la fille.
Plus le temps s’écoulait, plus les doutes l’assaillaient. Il se demandait s’il n’avait pas eu tort de faire confiance à une jeune Intègre fanatisée depuis sa plus tendre enfance. Son air mutin et sa grâce ne masquaient-ils pas la sécheresse et la cruauté mentale propres à la caste extrémiste d’Elmir ? Il n’avait pas eu d’autre choix que de s’en remettre entièrement à elle. Il ressentait parfois la présence du Mentral qu’il avait recueilli des lèvres de Su-pra Froll agonisant. Au seuil de la mort, l’Ultime chercheur avait confié le secret de sa découverte, le but suprême de sa vie, au premier individu qui l’avait trouvé gisant sous les décombres. Et Le Vioter avait eu la chance – l’habileté – d’être celui-là.
Tapi dans les couloirs du laboratoire à l’instant où le bâtiment avait été saisi d’une énorme secousse, Rohel avait immédiatement fait le rapprochement entre la catastrophe et la découverte du Mentral. Les chercheurs du clergé avaient mal évalué la puissance de la formule. Elle avait bouleversé l’écosystème et déclenché un tremblement de terre. Des failles béantes s’étaient ouvertes sous les pieds de Rohel, qui s’en était sorti de justesse en se jetant dans un tuyau d’évacuation. À l’autre extrémité de ce large siphon, il était tombé sur un monceau de gravats, duquel dépassaient la tête ensanglantée et les pieds de Su-pra Froll.
— La formule… la formule… avait geint celui-ci.
Le Vioter s’était penché sur l’Ulman, qui avait murmuré une incompréhensible suite de sons. Une deuxième série d’éboulements s’était immédiatement produite, soulevant une irrespirable poussière.
— C’est elle… la formule… le Mentral…
Rohel avait mémorisé la suite de sons puis, évitant tant bien que mal les pierres et les poutres qui s’affaissaient autour de lui, avait dégagé son lancelume, une minuscule arme de combat rapproché qu’il gardait en permanence sur lui. Il avait enfoncé le rayon-éclair dans le crâne de Su-pra Froll et lui avait calciné le cerveau. Ses commanditaires lui avaient expressément recommandé de ne laisser aucune trace derrière lui et un cerveau intact, même mort, pouvait encore livrer ses renseignements aux sphères d’investissement mental. Puis il avait rampé jusqu’à l’entrée du caveau oublié qu’il avait repéré sur un vieux plan du palais. Un aspirant était surgi comme un diable d’un boyau latéral pour lui couper la retraite, mais deux poutres s’étaient abattues sur lui dans un craquement sinistre.
Une fois hors du caveau, Le Vioter avait tranquillement emprunté le labyrinthique réseau des égouts souterrains, où il avait semé, au préalable, des bulles de reconnaissance. Descellant une bonde d’égout, il s’était retrouvé dans la base aéronavale du Jahad. Il s’était installé aux commandes d’un vaisseau et avait attendu la première aube, moment où les contrôleurs coupaient les ondes sonores de protection.
Il était désormais le seul être vivant dans l’univers à détenir le Mentral, objet de toutes les convoitises. Un secret qui risquait fort de disparaître avec lui s’il ne parvenait pas jusqu’à dame Asmine, la magicienne d’Alba dont lui avait parlé Larhma Mâthi, la seule selon le vieil homme à pouvoir le sortir définitivement des griffes du poison ecclésiastique. Il devrait ensuite remettre le Mentral à ses commanditaires, le puissant Cartel des Garloups qui avait soumis certaines planètes des confins de la Seizième Voie Galactica. Les sinistres Garloups qui avaient enlevé la féelle Saphyr d’Antiter pour le contraindre à effectuer cette mission. Issus des trous noirs, ils n’attendaient que cette formule, une arme considérée comme décisive, pour lancer leur opération de conquête de toute la Seizième Voie.
— Étranger ? Tu es là ?
La voix de la fille.
Ragaillardi, Le Vioter se releva et la rejoignit en quelques foulées. La blancheur de son visage et de ses voiles tranchaient sur le fond de ténèbres.
— Tu m’as fait peur.
Elle posa le grand sac qu’elle portait sur l’épaule.
— Il y a là de quoi te vêtir et te restaurer.
Rohel se précipita sur le sac et en retira un savë, le costume traditionnel des Intègres, un pantalon large et une ample tunique reliés par une attache souple.
— Attends ! s’exclama Ysanne avec une moue amusée. Il faut d’abord que je te soigne.
Elle ouvrit le bouchon de la fiole qu’elle avait camouflée sous un repli de son kalphë et s’enduisit les doigts d’une épaisse pâte verte.
— Je n’ai pas beaucoup de temps. Si la douairière du gynécée ne me voit pas revenir, elle risque d’alerter mon père.
Elle étala l’onguent sur les épaules et le torse de Rohel qui ressentit instantanément un ineffable bien-être.
— Tes plaies ne sont vraiment pas belles.
Elle parlait autant pour se rassurer que pour masquer l’émoi qui montait en elle : c’était la première fois de sa vie qu’elle touchait la peau d’un homme.
— Je reviendrai demain à la deuxième aube. Nous devons être prudents : les Ulmans ont perdu ton empreinte mentale, mais ils continuent à te chercher. La seule solution pour passer sur Racinn est de participer au pèlerinage. Je vais essayer de trouver un moyen pour…
Elle s’interrompit car ses mains s’étaient égarées sur le bas-ventre de Rohel, qu’une flambée de désir embrasa. Elle les retira vivement, comme si elle venait de frôler un serpent.
— Je… Je dois partir maintenant. Tu finiras tout seul. À demain.
Elle s’évanouit dans la nuit noire.